Et nous sommes revenus seuls : Le livre de Lili Keller-Rosenberg

Livre lu dans le cadre de mon challenge de lectures 2024, item : "Lire 20 romans, essais, récits et témoignages sur la Shoah et la Seconde Guerre mondiale." En fait, j'avais déjà eu l'occasion d'entendre des extraits des conférences de Lili Keller-Rosenberg, de son nom d'épouse Lili Leignel. D'où la raison d'être de mon achat. Ayant une appétence particulière pour ce type de récit-témoignage, et en ayant lu beaucoup, je n'ai pas vraiment appris grand-chose de nouveau en lisant celui-ci, si ce n'est qu'il est rare d'avoir des témoignages de personnes encore vivantes ayant vécu la déportation enfant... et en cela, c'est intéressant de connaître - quand elles sont capables de s'en souvenir et de le transposer à l'écrit - leur vécu et leur ressenti d'alors. Lili Keller-Rosenberg a aujourd'hui 92 ans (elle en avait 88 lorsqu'elle a écrit ce livre) et cela fait plus de quarante ans qu'elle va au contact des jeunes, dans les collèges, dans les lycées, dans les salles de spectacles de toute la France - mais aussi à l'étranger - pour diffuser son message de tolérance et de paix : NE JAMAIS OUBLIER QUE CELA A EXISTE et faire en sorte que les jeunes générations gardent toute leur vigilance afin que jamais cela ne se reproduise. D'ailleurs, je ne peux que vous recommander de rechercher les vidéos en ligne qui existent. Entendre sa voix, son phrasé, sa diction posée, voir la lumière qui émane d'elle quand elle partage son vécu, entendre son absence d'intolérance vis-à-vis du peuple allemand (par contre, jamais elle ne pardonnera aux nazis) et sa détermination à témoigner tant que sa tête et son corps le lui permettent... donnent une portée sensible à cet écrit qui se veut une transcription formelle de son témoignage tel qu'elle l'évoque au cours de ses conférences. C'est en effet un récit sans prétention qui revient sur le contexte de l'arrestation de ses parents et de la fratrie, à Roubaix, le 27 octobre 1943, alors qu'elle avait 11 ans, et ses frères 9 ans et 3 ans. Ses divers déplacements en Belgique avant le grand voyage vers Ravensbrück (où sa mère et les enfants resteront quatorze mois), puis Bergen-Belsen (le camp de la mort lente) où ils resteront jusqu'à leur libération par les Anglais le 15 avril 1945. Deux années de déportation au cours desquelles leur enfance a été changée à jamais. D'ailleurs, pour tous, c'est un miracle que Lili et ses frères aient pu survivre alors même que, dans d'autres camps, les enfants étaient systématiquement envoyés directement à la chambre à gaz. Ils ont sans doute dû leur salut au fait que sa famille juive était d'origine hongroise (dans un premier temps, la Hongrie avec signé un pacte avec les Allemands, "protégeant" ainsi ses ressortissants juifs) et, indéniablement, à la présence à leurs côtés de leur maman qui a tenté de faire tout ce qui lui était humainement possible de faire, dans ce contexte particulier, pour les protéger, les nourrir et les aider à survivre et à rester dignes dans cet environnement hostile. Il y avait aussi le soutien des amies du block (dont beaucoup étaient des résistantes célèbres), la présence discrète des autres enfants (une douzaine), la gentillesse d'une blockowa et cette capacité qui a été la leur de ne pas se faire remarquer et de rester dans l'ombre. Mais, si tant est que les choses aient été encore quelque peu "supportables" à Ravensbrück, il s'en est fallu de peu qu'ils ne perdent tous la vie à Bergen-Belsen où l'horreur était à son paroxysme, et ce dans l'indifférence générale tant de leurs bourreaux que des déportés eux-mêmes qui, pour survivre, étaient quasiment rendus à l'état d'animaux (ce point est d'ailleurs confirmé à de nombreuses reprises dans d'autres récits, entre autres ceux de Simone Veil). En débutant sur les circonstances de leur retour à la vie "normale" (sa vie n'a plus rien de véritablement normal), l'auteure met l'accent sur le fait que Lili et ses frères ont eu la particularité de revenir du camp de concentration seuls (sans leur maman dont ils ne savaient pas ce qu'elle était devenue) et d'être livrés à eux-mêmes un temps avant d'être pris en charge par une personne de bonne volonté puis de retrouver une tante. Une situation quasi unique "remarquable" et remarquée lorsqu'ils ont débarqué à l'hôtel Lutétia à Paris. Le récit se poursuit sur les conditions de leur arrestation (alors qu'ils avaient été cachés un temps), leur périple vers l'Allemagne, l'enfer vécu dans les deux camps, les conditions de leur retour, les retrouvailles avec leur maman (leur père - duquel ils avaient été séparés dès leur montée dans le train - a été fusillé à quelques jours de la libération de son camp) ainsi que leur devenir. Une dernière partie évoque les raisons pour lesquelles Lili Keller-Rosenberg a jugé nécessaire de témoigner - après quelques décennies de silence - et est enrichie de nombreux messages particulièrement sensibles et émouvants qu'elle souhaite laisser à la postérité. Pour moi, ce récit-témoignage, très court et facilement lisible devrait être étudié dans tous les collèges et lycées de France. Et si l'Education nationale ne fait pas le job, il devrait être mis dans les mains de tous les adolescents par les parents eux-mêmes. Car, il va bien au-delà du seul devoir de mémoire ! Il va bien au-delà de la cause des Juifs ! Par ses mots, l'auteure milite en faveur d'une vie de tolérance et d'ouverture en direction des gens différents et invite les futurs citoyens de demain à s'enrichir des leçons du passé pour construire une société bienveillante où tous pourront vivre en bonne intelligence et en harmonie. Cette lecture est également une formidable leçon de vie. L'auteure montre que, malgré les drames qu'elle a vécus, malgré les traces indélébiles laissées par ceux-ci dans son coeur, son esprit et son corps, elle a été résiliente, s'est construit une vie riche et épanouie au service du bien commun. Aurions-nous eu le courage de faire de même ? Avons-nous, nous-mêmes, en tant que citoyens aujourd'hui le courage de dénoncer, de nous battre pour défendre nos point de vue ? Par son témoignage, elle nous invite tous à nous engager et à résister à des idées, comportements, et pratiques qui ne nous conviendraient pas et ne conviendraient pas non plus aux valeurs véhiculées par notre devise : "Liberté, Egalité, Fraternité". Un message de raison et d'amour universel qu'on gagnerait tous à découvrir et à partager en direction du plus grand nombre pour faire que la "mission accomplie" par Lili Keller-Rosenberg perdure bien après elle. Elle le dit elle-même : "Je me sens comme un infatigable passeur de mémoire", mais ce dont elle a envie plus que tout, c'est de passer le témoin pour que beaucoup, après elle, continuent de véhiculer l'information de ce qui a été et les messages qui sont les siens.