Histoire(s) de vie : Le livre de Laure Adler, Edgar Morin

Jusqu’à récemment, je n’avais lu qu’une seule œuvre d’Edgar Morin#8201;: les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur. Mais, après cette Histoire(s) de vie, il y en aura probablement d’autres. En effet, les penseurs qui ont le courage d’écrire trois cent dix pages pour expliquer à quel point ils se sont fourvoyés ne sont pas nombreux... Moi qui viens d’une ville de province conservatrice et catholique, je n’ai jamais été au contact direct du marxisme, tout au plus de quelques trotskistes nostalgiques. Par contre, la lecture du roman «#8201;Le Pécheur#8201;» de l’auteur yougoslave (injustement méconnu#8201;!) Dobrica #262;osi#263; m’avait déjà ouvert les yeux#8201;: «#8201;Celui (le communiste) qui doute est persécuté. Celui qui réfléchit est l’ennemi de tous, surtout des hommes qui veulent refaire le monde.#8201;» L’utopiste face à l’opportuniste Morin aborde d’ailleurs la grande utopie de sa jeunesse avec une sincérité confondante#8201;: «#8201;Nous n’étions qu’une minorité de résistants à unir l’idée de la lutte pour la libération de la patrie à celle d’un affranchissement plus général du destin de l’humanité, de son salut. Le communisme était une vraie religion de Salut terrestre. Nous croyions être des rationnels et des scientifiques, alors que nous étions des mystiques. Beaucoup n’ont pas eu cette illusion...#8201;» (p. 87) C’est typiquement le cas de François Mitterrand à l’égard duquel, étonnamment, le penseur centenaire ne nourrit pas de rancune particulière. Morin se cantonne à relever que l’ex-président de la République était «#8201;dans une enveloppe de droite, mais dont la chaire voulait être de gauche#8201;»#8201;! Se lancer avec courage sur un terrain miné Et c’est là que Laure Adler qui est à la baguette me semble avoir raté une belle occasion de lui poser cette question#8201;: «#8201;Mitterrand n’est-il pas l’archétype du politicien opportuniste qui jette son dévolu sur la gauche parce que les portes de la droite lui sont fermées#8201;?#8201;» Dans ma région rurale, combien de fois n’ai-je pas assisté à ce type de retournement de veste#8201;? Celui-ci est d’ailleurs aussi possible dans l’autre sens... Après avoir abordé le rôle de l’intellectuel engagé, il rappelle brièvement sa certitude quant au fait que la seule option viable pour Israël c’est de «#8201;s’intégrer dans ce Moyen-Orient au lieu d’y être une puissance résolument hostile#8201;» (p. 149). Des paroles prononcées avant l’hiver 2022 qui font aujourd’hui écho à une actualité tristement brûlante. La pensée complexe comme principal outil d’analyse Plus loin, lorsque Laure Adler lui demande s’il peut y avoir «#8201;un monothéisme de la vérité#8201;» il réplique d’une manière dont nous serions peut-être inspirés de tenir compte#8201;: «#8201;Non, je crois surtout qu’il peut y avoir des vérités contraires. C’est Pascal qui disait que le contraire d’une grande vérité, ce n’était pas une erreur, mais une autre grande vérité. Cela n’est pas toujours le cas, même si ça l’est souvent. J’essaie donc d’assumer ces deux vérités contraires.#8201;» (p. 161) Venant de quiconque, cette pirouette langagière pourrait passer pour une réponse de Normand. Mais sortie de la bouche de ce fils de Juifs grecs qui a traversé le vingtième siècle en défendant la pensée complexe tout en risquant sa peau face à l’occupant nazi, on ne peut que respecter ce refus du manichéisme. Un large tour d’horizon incluant aussi l’intime et le prosaïsme du quotidien Mais ces entretiens «#8201;au coin du feu#8201;» ne se limitent heureusement pas à la politique ou à la philosophie. On y aborde aussi l’amour, la poésie comme ingrédient indispensable à la vie de couple, l’art comme facteur de transformation de la pâte humaine, le post-humanisme, le cloisonnement du savoir dans le domaine dit scientifique, le rôle des lobbies dans la destruction de l’environnement... Un ouvrage riche qui approche la réalité dans une perspective résolument holistique et humaniste au sens de Montaigne et de certains penseurs de la Renaissance. Ces échanges sont agréables à lire, loin de toute pédanterie. Probablement que chacun pourra y trouver de quoi nourrir sa réflexion sur la direction que prend notre société, voire, comme c’est mon cas, retrouver le goût de remettre en question «#8201;la réalité#8201;» que le récit politico-médiatique nous assène jour après jour.