Le Sentiment des crépuscules : Le livre de Clémence Boulouque

Londres 1938, Zweig présente Dali à Freud. (Une rencontre qui a vraiment eu lieu.) "Une visite qui se transforme en thérapie de groupe." "Un improbable abîme de gaieté. " Une lecture drôle, triste, érudite, prophétique. Un style ! Un texte très court et pourtant foisonnant. Qui fourmille d'informations. Qui nous met en présence de personnages historiques (dont Anna Freud et Gala Dali), on les entend véritablement parler, on les voit se mouvoir, en particulier l'inénarrable Dali. Ils deviennent vivants, ils sont là, et leurs échanges sont d'une richesse incroyable. Tellement de thèmes abordés ! 1938. L'Europe au bord du gouffre, racontée par de tous récents exilés. Freud au bord de la mort en prophète biblique, qui voit toujours l'envers des choses, et nous dresse un portrait des États-Unis qui donne la chair de poule. L'Amérique de notre demain? J'espère vraiment que ce texte n'est pas terriblement prémonitoire. Mais étant donné que l'autrice est franco-américaine et vit depuis 16 ans à New-York où elle enseigne... Il est probable que beaucoup passent à côté de ce texte, qui nécessite quelques références. Il faudrait l'adapter en pièce de théâtre. D'urgence. (Longtemps londonienne, je n'ai jamais eu le cœur d'aller visiter la maison de Freud, après avoir eu un malaise inexplicable et inattendu dans celle de la Berggasse... voilà qui est réparé en quelques sortes. Freud pour moi c'est une sorte d'arrière-grand-père qui m'aurait sauvé la vie à 17 ans. J'ai de nouveau été étrangement émue quand les visiteurs se sont approchés de cette maison.)

Le 19 juillet 1938, la rencontre est ahurissante. Le long de l’allée, le premier, c’est l’écrivain, il avance, comme à son habitude à pas feutré. Surprise, le second, le peintre, lui, est déjà là. Contrairement à son habitude, il est ponctuel. Flanqué de son épouse et de son agent artistique, il s’impatiente. Le troisième est coincé dans la maison où tous ont rendez-vous. Le casting est royal, carrément psychédélique : l’écrivain, c’est Stefan Zweig. Le peintre, c’est Dali accompagné de Gala et d’Edward James. Le troisième, c’est Freud. Stefan Zweig a ainsi joué l’entremetteur et son idée, à la fois géniale et incongrue, de présenter les deux génies est dingue. Ils ne sont pas encore entrés que Dali est déjà hilarant et que Zweig craint le pire. Enfin, ils entrent. Anna, la fille de Freud les accueille et les accompagne jusqu’à son père. On assiste, bien sûr, à un grand moment. On retient notre souffle : Zweig et Freud qui ont, tous deux, fui la folie nazie sont nostalgiques et fragiles, alors que Dali trépigne et finit par se dévoiler avec pudeur. Face à ces hommes, l’auteure crée cependant la surprise en brossant le portrait inattendu d’Anna et de Gala. C’est même carrément sublime. Je me suis assise, parmi eux, et je me suis régalée à écouter leurs soupirs, jusqu’à leurs murmures. Je suis entrée en catimini dans leurs pensées, je me suis enroulée aux tourments de Freud, à la mélancolie de Zweig et aux envolées de Dali. C’est à la fois drôle et grave. C’est surtout un instant unique où trois géants se toisent, puis font tomber les masques nous offrant une page d’histoire totalement méconnue.