Sélection
Rentrée littéraire Julliard 2024
Publié le 01/07/2024 , par Julliard
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Que peuvent les mots lorsque chaque nouvelle plus terrible nous écrase ?
Que peut la littérature quand partout les armes couvrent les mots ?
Mosab Abu Toha est poète, longtemps il a vécu à Gaza, son pays. Il y a quelques années, en 2017, après le bombardement de la bibliothèque de son université, regardant les livres détruits et ensevelis sous les décombres, il imagina qu’il pourrait reconstruire à sa façon un lieu de savoir et d’ouverture. D’abord en publiant sur les réseaux sociaux une photographie d’un livre sauvé du bombardement, et de sa maison endommagée par une frappe aérienne, trois trous dans le mur de la pièce où se trouvait sa bibliothèque. L’image est relayée, des gens du monde entier proposent d’envoyer des livres pour remplacer ceux perdus. L’idée est alors lancée, celle d’une bibliothèque anglophone, la première en territoires palestiniens, pour offrir à lire d’autres voix, d’autres univers aux habitants. À Beit Lahiya, dans la bande de Gaza, la bibliothèque Edward-Saïd. Puis, une seconde, à Gaza même, en 2019.
Il écrit : « Ma fille s’appelle Yaffa, en hommage à la ville, Jaffa. Quand elle parle, j’approche mon oreille de sa bouche et j’entends la mer, le clapotis des vagues sur le rivage de Jaffa. Et dans ses yeux, je vois la trace des pas de mes grands-parents encore imprimée dans le sable. »
Ce que vous trouverez caché dans mon oreille, le recueil de poésie de Mosab Abu Toha tente à sa façon de répondre au désarroi. Il paraît en octobre prochain et, comme un coquillage contre lequel on poserait l’oreille, il offre à entendre un monde oublié, meurtri, perdu.
C’est la force de la littérature.
Les romans de notre rentrée littéraire, tous à leur manière, font entendre des mondes engloutis, révèlent des paroles perdues, des images effacées, donnent voix aux disparus et tentent de tracer sur la page un chemin de vie. Que ce soit Le Bastion des larmes, d’Abdellah Taïa, Un furieux silence, de Charlotte Dordor, Cavalier du ciel, de Jean Rousselot, L’Éclipse, de Sarah Bussy ou Quand nous étions des lucioles, d’Abubakar Adam Ibrahim, ils font le pari de la littérature.
Adrien Bosc
Le bastion des larmes
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À la mort de sa mère, Youssef, un professeur marocain exilé en France depuis un quart de siècle, revient à Salé, sa ville natale, à la demande de ses sœurs, pour liquider l'héritage familial. En lui, c'est tout un passé qui ressurgit, où se mêlent inextricablement souffrances et bonheur de vivre.
À travers lui, les voix du passé résonnent et l'interpellent, dont celle de Najib, son ami et amant de jeunesse au destin tragique, happé par le trafic de drogue et la corruption d'un colonel de l'armée du roi Hassan II. À mesure que Youssef s'enfonce dans les ruelles de la ville actuelle, un monde perdu reprend forme, guetté par la misère et la violence, où la différence, sexuelle, sociale, se paie au prix fort. Frontière ultime de ce roman splendide, le Bastion des Larmes, nom donné aux remparts de la vieille ville, à l'ombre desquels Youssef a jadis fait une promesse à Najib. " Notre passé... notre grande fiction ", médite Youssef, tandis qu'il s'apprête à entrer pleinement dans son héritage, celui d'une enfance terrible, d'un amour absolu, aussi, pour ses sœurs magnifiques et sa mère disparue.
Prix Décembre 2024
Prix de la langue française 2024
Un furieux silence
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" En fait, tu es de ces familles où on est élevé par les bonnes. "
Quand sa femme lui lance ces mots, Paul se remémore d'abord les tendresses d'Huguette et de Béatrice, la raideur de son père et le mutisme de sa mère. Puis resurgissent la honte, la violence et les non-dits. Enfant maladif, Paul a grandi tant bien que mal pour devenir un homme replié sur lui-même, impuissant face aux problèmes de sa propre fille.
Un soir d'automne, il revient dans le Limousin, à La Boissonnière, la maison familiale qu'il a quittée trente-trois ans plus tôt, à la suite d'une âpre dispute. Là, il retrouve une histoire qu'il a passé sa vie à essayer d'oublier.
La voix de sa soeur Françoise, la petite fille effacée et aimante, et celle de son frère Henri, l'adolescent perspicace et écorché, se mêlent à la sienne pour percer, dans une composition magistrale, les secrets qui ont détruit leur famille et ne cessent, depuis les années cinquante, leurs ricochets furieux.
Cavalier du ciel
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" Aux commandes de mon avion, j'ai d'abord eu l'impression de franchir les obstacles et les haies les uns après les autres. Je donnais de la puissance, je montais, et aussitôt après, je regardais le sol se rapprocher à grande vitesse. Mais soudain, j'avais compris la manœuvre, je ne retombais plus, je restais suspendu en l'air. Le ciel était désormais mon nouveau territoire. "
Carlo de Rose est un jeune officier de cavalerie promis à un brillant avenir. Dans une France agitée par la loi de séparation des Églises et de l'État, son destin bascule. Mis aux arrêts pour avoir refusé d'enfoncer la porte d'une église, il se voit obligé de rejoindre la vie civile. Contre toute attente, sa course personnelle épouse la trajectoire de son pays. Passionné d'aviation et convaincu que la Grande Guerre se gagnera avec l'aide des cavaliers du ciel, il s'envole au-dessus des tranchées pour combattre dans les nuages. Portrait d'un homme modeste et héroïque,
Cavalier du ciel est un roman aussi dense que puissant. L'auteur y restitue sans nostalgie les valeurs d'une époque, ainsi que l'originalité d'un caractère que rien ne prédestinait à sortir de son rang.
L'éclipse
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" Elle aurait voulu hiberner. Il lui semblait qu'après, elle serait une autre. Qu'elle se réveillerait au printemps lavée, neuve. Que tout serait effacé. "
Au cours d'une promenade en forêt avec son compagnon et leur fille âgée d'un an, Camille s'imagine disparaître, d'un coup, alors que ceux qu'elle aime marchent loin devant elle. Cédant à cette pulsion, elle se cache puis s'évapore, absorbée par la nature.
Au gré de bus, de ferrys, elle traverse plusieurs frontières et fuit vers le Nord, les étendues blanches, les ciels infinis et une terre géologique. Là, Camille trouve la solitude et le silence.
D'abord étrangère à ce pays de glace et de feu, elle s'installe bientôt dans une maison au bord d'un lac, face à une autre forêt et à un volcan endormi.
Les saisons passent et, peu à peu, la vie revient, avec la chaleur des amitiés, d'un amour et d'un métier retrouvé. Mais quelque part en France, une enfant grandit.
Ce roman d'évasion et de reconstruction évoque ce qu'on peut, ou non, laisser derrière soi pour tenter de trouver sa juste place dans le monde.
Quand nous étions des lucioles
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Dans la gare d'Abuja flambant neuve, le peintre Yarima Lalo est soudain frappé par le souvenir de l'assassinat dont il a été victime dans un train, puis par d'autres réminiscences de ses morts antérieures. Il cherche bientôt à comprendre ces visions. Sur ses peintures expressionnistes semblent se nicher des clés pour recomposer son passé, ainsi que la figure fantomatique d'une enfant qui hante son présent. Confronté à l'incompréhension de ses proches et à l'absence de sa mère, atteinte d'un mal inconnu, il trouve une oreille attentive auprès d'Aziza, jeune mère qui se débat contre sa belle-famille pour tenter de garder sa fille auprès d'elle. Yarima et Aziza, l'un en quête de réponses et l'autre tentant de fuir l'emprise familiale, entreprennent alors un voyage à travers le Nigeria à la recherche des vestiges des vies passées du peintre.
Ce que vous trouverez caché dans mon oreille
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En restituant les peines et les joies des habitants de Gaza dans sa poésie-reportage, Mosab Abu Toha donne chair à une terre en guerre, et à sa beauté insoupçonnée.
Sa plume concrète, fulgurante, raconte la violence qui s'infiltre dans tous les recoins de l'existence. Comme Gaza elle-même, ces textes sont remplis de décombres. Mais ils sont aussi empreints de beauté et d'une profonde humanité, nichées dans les objets du quotidien, les amitiés qui se nouent et la nature immuable. Ils sont imprégnés de l'odeur du thé et des roses en fleurs. Des enfants naissent, des étudiants vont à l'université, des bibliothèques sortent de leurs ruines, tandis que les Palestiniens trouvent de nouvelles façons de survivre et de créer de l'espoir.