A l'ombre des jeunes filles en fleurs : Le livre de Marcel Proust

Avec ce deuxième roman (la suite direct de "Du côté de chez Swann"), Proust fait avancer son personnage principal dans l'âge et le pousse dans le début de l'adolescence. A cet âge où l'esprit s'émancipe, où le sens critique se développe, à cet âge aussi des premiers émois, de l'éveil à l'amour et à l'amitié. L'ambiance cependant reste la même, celle de la petite et moyenne bourgeoisie et noblesse, avec ces convenances, ces non-dits et ces discussions mondaines. Mais c'est aussi le roman des rencontres, celle du peintre Elstir, celle aussi avec Saint-Loup, avec M de Charlus et la plus importante pour le narrateur: celle avec Albertine et son amie Andrée... Des nouveaux personnages, avec aussi un nouveau cadre, car c'est l'été et le narrateur passe ses vacances à Balbek, une station balnéaire ou se réunie toute l'aristocratie et la bourgeoisie parisienne. Mais ça reste toujours du Proust avec ses très longues phrases aux tournures alambiquées et qui procurent un grand plaisir de lecture, mais aussi parfois des longueurs interminables et des dizaines de pages où il ne se passe rien qu'un long monologue intérieur.

C’est l’éveil amoureux du narrateur, qui papillonne d’une jeune fille à l’autre avec la maladresse touchante d’un adolescent en pleine tempête hormonale. Il y a des instants de grâce dans cette errance sentimentale, entre fascination et frustration. Une immersion subtile dans l’apprentissage de l’amour et du désenchantement. Un grand classique, à raison.

Je ne suis pas sensible à la façon dont Proust parle d'amour romantique et de désir. J'avais déjà fait ce constat dans le tome précédent, avec les longueurs de Swann et Odette, et j'en ai la confirmation avec ce tome. Tous les moments concernant Gilberte ont été éprouvants pour moi et je suis restée tout aussi hermétique aux moments avec Albertine. Mais même si j'ai moins apprécié ce volume que le précédent, je suis allée au bout, car bien que plus rare, chaque moment sans dimension "amoureuse» a été un véritable plaisir. Je n'ai pas abandonné par amour pour la plume de Proust dans ces moments qui m'ont fait relire plusieurs fois un passage et oublier mon manque d'intérêt pour le reste. C'est pour cette superbe écriture que je mets presque 4 étoiles. Ça peut paraître peu, mais je ne peux pas non plus ignorer les longs moments sans plaisir, à espérer venir à bout de ma lecture. 

Proust est, à mon sens, l'un des auteurs qui fait l'usage le plus brillant de la langue dans laquelle il s'exprime. Je peux compter Flaubert, Molière ou quelques autres dans ce limité panthéon francophone. Pourtant, sa lecture m'est, comme pour beaucoup, une épreuve, véritablement douloureuse par moments (et une lente agonie ! quasiment deux mois). J'ai fini par me faire une raison : l'écriture de Proust, dans son essence même, ennuie. Personne ne peut prétendre n'avoir jamais été ennuyé ne serait-ce que par une page proustienne. En réalité, et contrairement aux styles plus conventionnels qui sont conçus pour être suivis linéairement, celui-ci procède par montagnes russes. Certains moments vous sembleront lents et opaques, d'autres seront des épiphanies littéraires. C'est ce qui fait l'infinie richesse de la diversité de nos sensibilités lectoriales (tout le monde ne sera pas touché par le même passage), mais aussi des lectures successives (nous pouvons réapprécier les morceaux déjà savourés, et nous concentrer sur les pages précédemment passées à la trappe). Un des moments clefs pour moi fut le portrait cubiste d'Albertine à la toute fin du roman, extrait qui a d'ailleurs été longuement commenté par un de mes professeurs, amoureux de Proust, ce qui a fortement contribué à mon appréciation de ce passage splendide. Mon attention et mon intérêt pour ma lecture ont ainsi fortement varié ces dernières semaines. J'ai été happé par la description du théâtre au début du roman ; j'ai ensuite perdu le fil au milieu, avant d'être de nouveau charmé par le tableau de l'éveil du désir chez le narrateur. L'écriture s'y est faite sensuelle, voluptueuse, avec une description très juste du sentiment amoureux/obsessionnel. J'avoue avoir été moins conquis par le Proust social, mordant mais un peu verbeux dans sa critique des salons, que par ce côté-ci de son écriture, plus intime, plus reconnaissable chez soi-même. Satisfait donc, et très admiratif de cette lecture, qui m'a permis de mieux cerner mes attentes et m'aidera certainement dans la poursuite de ma découverte de la Recherche, ovni de notre littérature dont nous pouvons vraiment être fiers.