Vies et mort de Lucy Loveless : Le livre de Laura Shepherd-Robinson

Les romans policiers sont un genre assez récent en littérature. Si ils font leur apparition au XIXème siècle, ils connaissent un essor impressionnant au XXème qui ne se dément pas aujourd'hui (plus de 3000 nouveaux titres en 2022 en France à titre d'exemple...). La forme polar historique est intéressante à observer puisqu'il faut donc parfois adapter les codes d"'un genre... pour une époque où ils n'existaient pas encore ! C'est le cas ici puisque l'époque envisagée dans ce roman est la fin du XVIIIe, dans un Londres qui ne veut pas admettre que les Etats-Unis ne seront bientôt plus une colonie anglaise. Les thématiques abordées sont celles de cette fin de siècle britannique: les nobles désargentés face à la bourgeoisie montante incarnée notamment par les banques, les scandales croustillants impliquant parfois une prostitution florissante à tous les étages de la Société. L'auteure cite en fin d'ouvrage toutes ses sources historiques qui démontrent parfaitement que tout ce qui se déroule dans son ouvrage est particulièrement crédible et même parfois directement inspiré de personnages réels. D'où vient alors ce sentiment de ne pas totalement être plongé dans cette époque malgré tout le soin pris par l'auteure pour être la plus réaliste possible ? Peut-être que l'angle clairement féministe choisi nous fait sentir un observateur moderne. S'il est certain que des femmes ont cherché à s'affranchir du carcan viriliste de leur époque en assumant des vies à la marge et des choix amoureux audacieux pour des femmes mariées... Si les prostituées étaient certes nombreuses et amenées à devenir des femmes fortes pour se défendre, si leur choix de "carrière" était souvent dicté par le refus d'une vie encore plus misérable comme bonne à tout faire... il est aussi bien évident que les histoires écrites à cette époque ne prenaient le plus souvent pas leur point de vue comme point de départ, contrairement à ce roman qui place en personnage principal une femme aux idées bien arrêtées sur les hommes et leurs travers. L'ouvrage est très intéressant grâce à cet angle car il nous fait vivre l'horreur de la condition féminine à cette époque et il doit être salué pour cela ... mais cela n'a clairement pas favorisé pour moi l'imprégnation de l'époque, je n'ai pas pu me défaire d'un léger sentiment d'anachronisme. Peut-être également que cette volonté louable de s'assurer systématiquement d'une véracité historique du moindre détail du récit, y compris de scènes anecdotiques aboutit à un récit "chargé", foisonnant, d'une densité qui ne facilite pas forcément la lecture. Le choix de chapitres courts, de l'alternance entre les deux personnages principaux d'enquêteurs, ajoutés aux chapitre "Pamela" qui abordent un passé proche de 6 mois auparavant, tout cela donne heureusement un rythme soutenu qui convient bien au polar et entretient l'envie de passer à la page suivante. Le côté dense rejaillit également néanmoins sur l'intrigue qui connait plusieurs niveaux de complication et rendent du coup le final là aussi très fourni en rebondissements sophistiqués. Il faut clairement admirer la machinerie complexe construite autour de plusieurs indices parsemés au long du récit, mais le côté assez alambiqué laisse un léger goût amer, l'impression que l'auteure voulait s'assurer que le lecteur ne pourrait assurément pas avoir tout compris... même si c'est régulièrement la compétition qu'instaure le polar. Ma critique pourrait laisser apparaitre trop les défauts de l'ouvrage alors qu'ils ne sont là que pour tenter d'expliquer pourquoi une construction si sérieuse, si appliquée et brillante n'a néanmoins pas réussi à m'emporter totalement. Je conclus donc en soulignant toutes les réussites de l'auteur qui a su installer son polar dans une époque parfaitement étudiée et a pu retranscrire la réalité des souffrances vécues par les femmes à l'époque. J'hésite à trop en dévoiler pour ne pas déflorer l'intrigue mais je dirais notamment qu'en tant que professionnel du social, j'ai trouvé certains passages particulièrement bien écrits pour retranscrire des relations hommes-femmes qu'on observe malheureusement encore aujourd'hui. Les époques changent mais les mécanismes de l'emprise et de la violence sont trop liés aux caractères humains pour être vraiment différents...

Vies et mort de Lucy Loveless, Laura Sheperd-Robinson, 10/18 (traduit par Pascale Haas) Londres 1782, Lucy Loveless meurt dans les bras de son amie, Caroline Corsham, qui ignorait qu’elle fût une prostituée favorite d’hommes puissants. Caro, avec l’aide de Peregrine Child, cherche à trouver le coupable du meurtre de son amie, quitte à perdre sa réputation. Laura Sheperd-Robinson a écrit un premier très bon roman, BloodSugar, qui mettait en scène Harry Corsham, le mari de Caroline et Peregrine Child. Cette fois-ci, place aux femmes, Caro l’enquêtrice, prête à tout pour confondre le meurtrier et Lucy, Kitty, Pamela et les autres, prostituées de Londres. Dans sa postface, elle écrit que "Le commerce du sexe représentait une part considérable de l’économie géorgienne." Une londonienne sur cinq s’y serait adonné. Alors l’autrice plonge dans les bas-fonds de la ville, mais aussi dans le beau monde. Les filles issues de familles pauvres, mais qui ont la chance d’avoir un physique avantageux peuvent espérer gagner suffisamment d’argent pour vivre voire même trouver un protecteur et l’épouser. Certaines intègrent des lieux de plaisirs dans lesquels elles côtoient des hommes riches, parfois malheureusement pour elles, des pervers ou des gens aux goûts sexuels particuliers qui n’ont que peu de considération pour les femmes en général et encore moins pour les prostituées. Elle dépeint ce milieu délétère pour ces femmes. C’est documenté et vraiment passionnant de voyager dans le Londres d’il y a presque deux siècles et demi. Caroline Corsham est attachante, elle ne renonce pas, se heurte aux conventions de l’époque, les contourne, les surmonte. Il lui faut une force de caractère peu commune et un fatalisme certain quant aux ragots et commérages sur son comportement et ses actes. Ce -très- gros roman se lit d’une traite -ok, une grosse traite-, on a de la peine à le fermer, tout autant intéressé par les descriptions du Londres de l’époque, que par l’intrigue -les intrigues devrais-je dire- ou la vie de Caroline ou Peregrine Child et celles des puissants débauchés. Il semble que les deux romans de Laura Sheperd-Robinson puissent se lire séparément, mais un conseil, lisez les deux et dans l’ordre, c’est encore mieux.