Interview
Interview d'Étienne Sesma
Publié le 09/10/2024 , par Presses de la Cité
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Présentation du livre
Les Deux Affaires Grégory, derniers pas vers la vérité
Il y a quarante ans, dans les Vosges, on découvrait le corps d’un petit garçon de 4 ans dans les eaux glacées de la Vologne. Ce 16 octobre 1984, le capitaine de gendarmerie Étienne Sesmat est le premier directeur d’enquête sur les lieux du drame.
Très vite, l’affaire Grégory défraie la chronique, divise l’opinion et devient « l’affaire maudite » comme le titrait Paris Match sur sa une du 19 juillet 1985. Les analyses sur ADN n’existaient pas alors.
Pour le capitaine Sesmat, le crime de la Vologne n’est pas seulement une tragédie humaine, une histoire de vengeance et une énigme policière, c’est aussi un monstrueux gâchis. Car, du juge Lambert à la presse en passant par l’opinion publique, tout le monde a cru tout savoir, allant jusqu’à accuser la mère, Christine Villemin.
Pourquoi ce dossier s’est-il enlisé dans l’un des pires chaos judiciaires et médiatiques qu’a connus notre pays ?
Le témoignage d’Étienne Sesmat, qui n’est plus tenu de son devoir de réserve, constitue un document exceptionnel. S’il apporte des éléments factuels, il livre aussi la vérité d’un homme confronté malgré lui à un dossier criminel hors du commun et à un système judiciaire qu’il a toujours servi avec confiance mais qui a failli.
Et qui n’a pas résolu à la question fondamentale : qui a tué le petit Grégory ?
Les Deux Affaires Grégory est un document de référence, éclairant, méticuleux, passionnant et documenté par des archives (carte, lettres du corbeau).
Interview d’Étienne Sesmat
D’un fait divers, l’affaire Grégory est devenue un véritable fait d’Histoire… Comment l’expliquez-vous ?
L’affaire Grégory est effectivement le fait divers le plus marquant de nos annales judiciaires. Mais elle est aussi devenue un véritable fait de société.
À mon sens, cela tient à trois aspects extraordinaires. En premier lieu, le crime en lui-même est exceptionnel : l’assassinat d’un enfant sacrifié à la jalousie ressentie envers son père, pour son bonheur et sa réussite.
Ensuite, la machine judiciaire dérape et tourne au drame sur fond d’inimaginable dérive médiatique : un sur-assassinat en découle et un absurde procès en sorcellerie est intenté pendant plusieurs années contre la mère de Grégory jusqu’à ce que la justice se ressaisisse miraculeusement.
Enfin, quarante ans plus tard, le dossier est toujours en instruction. C’est inédit. Mais la difficulté à conclure ne fait qu’attiser les curiosités.
Pouvez-vous nous expliquer ce sous-titre : « derniers pas vers la vérité » ?
De par sa longévité, sa complexité et son inaboutissement judiciaire, l’affaire Grégory tend à être perçue comme un mystère absolu, une énigme à jamais irrésolue. La frustration et le fatalisme se développent dans l’opinion publique.
Pourtant, il n’en est rien. Le dossier est considérablement dense et nous disposons d’une grande quantité de données nous permettant de bien cerner le sujet.
La justice n’est d’ailleurs pas restée muette et on pourrait même dire qu’elle a résolu la moitié de l’énigme.
Pour autant, une autre approche, historique, celle-là, libérée des contraintes et des enjeux judiciaires, permet d’avancer vers cette vérité à laquelle chacun aspire et que nous devons à la mémoire de Grégory.
C’est ce que je propose dans cette nouvelle édition de mon livre, d’où ce sous-titre.
Vous étiez le premier enquêteur de l’affaire, le premier sur les lieux de la découverte du corps. Qu’est-ce qui vous a été reproché par la suite ?
Nous, les gendarmes de la première enquête, avons fait l’objet de violentes et diffamantes attaques dès que le juge Lambert a abandonné notre piste pour concentrer son instruction contre Christine Villemin. Il fallait bien trouver des explications à ce revirement et la réponse a été vite trouvée : « Les gendarmes m’ont trahi. »
Nous avons été visés et harcelés par les mêmes journalistes qui menaient cette monstrueuse campagne contre la mère de Grégory et nous avons été accusés de tout et n’importe quoi : de n’avoir pas fait de perquisition au domicile des parents, d’avoir saboté l’autopsie, d’avoir orienté exclusivement nos recherches contre Bernard Laroche, d’avoir saisi irrégulièrement les experts, de leur avoir mis la pression… Puis, plus grave, nous avons même fait l’objet de plaintes pour « faux, usage de faux, subornation de témoin et violation du secret de l’instruction » ! Car il fallait aussi expliquer les rétractations de Murielle Bolle, témoin clé de l’affaire, après ses déclarations à la gendarmerie de Bruyères les 2 et 3 novembre 1984.
Plus personnellement, on m’a accusé d’avoir été le directeur de conscience de Jean-Marie Villemin et donc de l’avoir poussé à assassiner son cousin. Excusez du peu.
Durant ces sombres années 1985-1986, nous avons été emportés dans la tempête médiatico-judiciaire qui ravageait la vie des parents de Grégory. Terrible époque ! Avec, de surcroît, le sentiment d’être abandonnés.
Heureusement, l’orage est passé. La justice nous a bien évidemment donné raison et, quarante ans plus tard, nous avons la satisfaction de constater que la qualité de notre travail est à présent reconnue.
Mais quel gâchis !
Votre livre fait preuve d’une très grande méticulosité sur les faits, le déroulé de l’enquête, la chronologie, la présentation des acteurs (le juge Lambert, le policier Corazzi, le journaliste Bezzina et les témoins du drame). Teniez-vous « un journal » à l’époque ?
Non, je ne tenais pas de journal, mais j’ai conservé beaucoup de notes, de fiches de réflexion, et d’archives personnelles. Ainsi que mes agendas. J’avais également été amené à devoir rédiger de nombreux rapports pour ma hiérarchie : ces documents, très détaillés, m’ont beaucoup servi. J’ai surtout eu la chance d’arriver après les autres, comme Lambert et Corazzi, qui avaient déjà publié leur récit. Je disposais aussi de toutes les archives médiatiques ainsi que de l’impressionnant travail qu’avait réalisé la journaliste Laurence Lacour dans son remarquable Bûcher des innocents (Les Arènes, 2016), sans doute le livre le plus important et le plus édifiant sur cette affaire.
Comment l’affaire Grégory a-t-elle changé votre vision d’enquêteur ? Et qu’a-t-elle révélé sur les besoins de la police scientifique ?
L’affaire Grégory nous a très vite fait prendre conscience des retards de nos services de police judiciaire (Gendarmerie et Police nationales) dans le domaine de la police technique et scientifique.
Ce crime nous a laissé très peu d’éléments matériels : des enregistrements de voix (de mauvaise qualité), de la cordelette (liant les pieds et les poings de la victime) qui ne peut pas révéler grand-chose et surtout cette lettre de revendication du 16 octobre, manuscrite, clé de voûte de cette affaire.
Nous avons cru aux capacités des experts en écriture à nous donner l’identité de leur auteur.
Et c’est d’ailleurs ce qui s’est passé puisque c’est à cause de la première experte que nous sommes arrivés à Bernard Laroche qui, jusque-là, passait sous nos radars. Mais des lacunes et retards ont été très tôt soulignés dans un rapport que j’ai d’initiative rédigé en décembre 1984.
À présent, la gendarmerie dispose avec son Institut de recherche criminelle (IRCGN) d’un des organismes les plus performants au monde dans ce domaine.
Mais, on le voit aujourd’hui, la police scientifique ne peut pas tout. Le travail de réflexion et d’analyse de l’enquêteur reste essentiel et incontournable, même s’il n’a pas la même force probante.
Avez-vous gardé des liens avec certains protagonistes de cette affaire (les époux Villemin, Murielle Bolle…) ou recroisé leurs chemins ?
J’ai eu l’occasion de revoir Christine et Jean-Marie Villemin après le procès de Dijon en 1993.
Dix ans après ces longues et éprouvantes heures que j’avais passées avec eux à leur domicile en octobre 1984, quand il me fallait connaître leur vie, leurs relations familiales, leur environnement social et découvrir avec eux qui pouvait leur en vouloir à ce point.
J’ai toujours eu beaucoup de compassion pour eux et je ressentais ce qu’ils vivaient. Nous étions d’âges proches et jeunes parents.
Il m’a été reproché d’être le « directeur de conscience » de Jean-Marie Villemin, d’avoir eu une influence néfaste sur lui. C’est pourtant tout le contraire ! Je regrette d’être resté trop distant avec eux au moment où ils étaient si seuls et abandonnés. J’étais dans le collimateur de nos détracteurs et je devais être prudent, mais si j’avais dépassé cette retenue, j’aurais peut-être pu mesurer à quel point ils étaient désespérés et les empêcher de commettre l’irrémédiable.
Le destin en a voulu autrement et j’y repense souvent avec une certaine amertume.
Le procès de Dijon m’a également permis de revoir Jean-Michel Lambert. Il m’est tombé dans les bras comme un vieux copain de régiment. Il avait déjà oublié qu’il m’avait accusé de l’avoir trahi…
Les plateaux de télé m’amènent enfin à revoir occasionnellement certains journalistes et avocats.
40 ans après l’affaire, quels nouveaux éclairages souhaitez-vous apporter avec cette nouvelle édition de votre ouvrage ?
Mon nouveau travail porte sur deux points.
Je fais d’abord le constat que, quarante ans plus tard, le dossier judiciaire est toujours actif et suivi depuis 2008 par de hauts magistrats à Dijon. Poussés par les époux Villemin et leurs conseils, ils exploitent les avancées de la police scientifique pour tenter d’apporter une réponse judiciaire finale à l’affaire. Hélas, les données sont faibles et fragiles car elles reposent essentiellement sur des traces d’ADN de contact qui se révèlent peu probantes dans un milieu familial aussi serré et géographiquement limité. Mais chacun se dit qu’il ne faut pas perdre l’espoir que cette pression judiciaire puisse enfin amener quelqu’un à parler… Cependant, et c’est à mes yeux le plus important, le rapport AnaCrim de la gendarmerie reprend la position prise par l’arrêt rendu en 1993. Avec malheureusement un risque évident d’impasse judiciaire…
Le deuxième volet de mon travail se concentre sur un des aspects oubliés de l’affaire alors qu’il est paradoxalement fondamental : le scénario du meurtre le 16 octobre 1984.
L’heure du crime…
Je présente donc une ultime analyse dans une approche qui se veut « historienne », non plus pour accuser et juger mais pour comprendre et approcher le plus possible cette vérité que nous devons à Grégory et ses parents.