Sidérations : Le livre de Richard Powers

Je reviens d’un voyage inter-sidéral. Si des râles avaient continué à s’échapper des cavités, j’aurais été pris de sidération. Si des rations de survie avaient été en nombre suffisant, mon envie de rester là-bas n’aurait pas été sidérante. Si des rentes étaient allouées à toute personne bienveillante, personne n’en serait sidéré. Si d’errer parmi les exoplanètes m’était possible en tant que minéral, je serais peut-être une sidérose. Si des roses embaumaient dans tout l’univers… Mais voilà, je ne suis qu’un être ordinaire parmi tant d’autres, pétri de contradictions. Un être particulier avec ce surplus d’imagination et d’hyper-sensibilité qui me font sortir de la meute en pensant que si tous les humains étaient sensibles, les armes seraient sans cible. Je sens que je suis à la fois Richard l’auteur et Robin le personnage, j’ai l’impression d’avoir vécu, ou plutôt de vivre, à chaque instant de mon existence, cette dualité entre l’enfant et l’adulte, entre l’imaginaire et la réalité, car bien incapable de me sentir à l’aise dans ce monde que je ne comprends pas. Une sorte de sidération permanente, tellement profonde qu’elle me fait me réfugier dans des activités qui me prennent tout mon temps, pour aller au bout du sujet, jusqu’à une sorte de plénitude satisfaisante. Mais voilà que la dure réalité se profile à nouveau, il va falloir trouver un autre exutoire, un refuge artificiel qui fasse passer la pilule, pour s’échapper de cette société déshumanisée. Qu’est-ce que j’étais bien dans ce livre, à suivre le cheminement de la vie entre un père et son fils, la tête dans les étoiles, entre utopie bienveillante et réalité sinistre ! J’y ai retrouvé des sentiments et des émotions, j’ai pris le temps d’apprécier des êtres différents, qui subliment l’étonnement par la contemplation, les sens à fleur de peau, une certaine image du bonheur. Alors oui, je vais la faire cette chronique, j’ai envie de partager mon ressenti, en l’exprimant par des mots, juste les miens, une poussière d’étoiles dans la galaxie de Babelio. L’écrivain Richard Powers est un être à part, ses romans ont tous des titres évocateurs, « Trois fermiers s’en vont au bal », « La chambre aux échos », L’ombre en fuite », « Générosité », « L’Arbre-Monde », « Opération âme errante », et dernièrement « Le jeu sans fin ». J’ai eu envie de connaître l’homme, celui qui se cache derrière ses phrases, un besoin viscéral de le connaître par son œuvre, à la fois percutante et empathique. Celui-ci a aussi un titre énigmatique, un seul mot, il est passé de générosité à sidération. Dix lettres pour les deux, mais une sacrée différence dans l’appréciation, on sent l’incompréhension, de ce monde en lutte pour sa survie. Le roman est avant tout l’histoire d’une relation entre un père et son fils, avec l’ombre de la mère décédée qui plane constamment au-dessus d’eux. Dire qu’elle est qu’une ombre serait faux, puisque c’est au contraire une lumière qui les guide. Un père qui vit la tête dans les étoiles, au sens propre avec son métier d’astrobiologiste, comme au figuré parfois. Un fils qu’on a vite désigné comme éloigné de la norme du fait de ses troubles du comportement, et que les médecins voudraient traiter à coups de médocs. Ils vont suivre une autre voie, une expérience neuroscientifique expérimentale qui s’appuie sur l’intelligence artificielle et sur l’imagerie mentale et qui va se révéler incroyablement efficiente. Au-delà de tout ce qui pouvait être envisagé. Theo, le père, ne se sent pas à la hauteur, et pourtant il fait tout pour son fils de neuf ans, Robin. Sans jamais le juger, en cherchant à l’élever (au sens propre) et s’élever avec lui. Regarder le ciel et l’infiniment grand, tout en vivant au plus près de la mère disparue, pour briser les barrières mentales. L’auteur propose un roman à nul autre pareil, original par son approche et son traitement, bouleversant par la description de cette relation filiale. Un voyage vers l’infini, tout autant qu’à travers les merveilles menacées de notre monde. Un voyage intérieur aussi. L’écrivain américain a créé une alchimie rare, mêlant des concepts scientifiques, astronomiques et biologiques à des considérations écologiques et politiques, tout en restant toujours au plus près des émotions de ce père et de son fils. Un pari osé qui tient autant de l’observation de notre terre et de l’univers tout entier, que d’une ode à l’imagination. Le tout écrit avec une sensibilité à fleur de peau mais qui ne tombe jamais dans le pathos. Les émotions vécues en seront d’autant plus vraies et puissantes. L’histoire se déroule dans une Amérique « gouvernée » par un président qui va totalement au bout de ses idées révisionnistes. Où la science perd beaucoup de terrain face aux croyances, et où les catastrophes naturelles s’accumulent. Le tout laissant les populations dans un état de sidération. Toute ressemblance avec des événements récents serait... C’est sur ce terrain ténébreux que va se dérouler ce récit lumineux, comme un chant au miracle de la vie. Sans pour autant gommer la bataille quotidienne pour la préserver à tous les niveaux, micro et macro. Impossible de ne pas être touché et émerveillé par la relation qui se tisse entre Theo et Robin. Quelle belle idée que de voir ce père astrobiologiste inventer des mondes toujours plus imaginatifs où pourrait se développer la vie, et les conter à son enfant. Sans oublier de revenir ici et maintenant, sur cette terre grouillante de biodiversité, pourtant menacée. Une manière de partir en quête de notre vraie place, dans l’univers, sur notre planète et dans la société. Entre questions existentielles et réflexions au plus profond de l’intime, ce roman raconte le destin de ces deux personnages autant que celui de notre monde. Avec un récit réellement inventif, qui n’oublie pas de conter une histoire. Sidérations est une merveille de sensibilité doublée d’une profondeur inouïe, mise en valeur par un puissant pouvoir d’imagination. Un récit lumineux malgré l’environnement sombre. Malgré la difficulté de communiquer et grâce à l’empathie ineffable dont font preuve ce père et ce fils. Richard Powers réintroduit l’imaginaire comme source féconde pour se réinventer. Lui-même s’intéresse à tout, et il nous régale d’informations passionnantes sur les astres, les fleurs sauvages ou les oiseaux — tout ce qui passionne cet enfant et ses parents. « Robin explique ses dessins. Ça, c’est un annélide. Il est incroyable, faut bien le reconnaître. Et ça, c’est une ophiure. Ces créatures-là ? Ce sont des tardigrades. On les surnomme les ours d’eau. Ils peuvent survivre dans l’espace. Sérieux ». C’est un roman alarmé et alarmiste, oui, mais aux pages enchanteresses et aux dialogues étincelants et pleins d’esprit. Et il y a cette vraie question : comment transmettre à un enfant sensible, tout ce en quoi on croit : l’importance du beau, du savoir, de la complexité, du respect, dans un monde de plus en plus binaire, docile, égoïste. Comment faire sans le mettre en danger, le fragiliser, ou même le tromper ? Sera-t-il préparé à affronter le monde qui vient, pourra-t-il y trouver sa place ou sera-t-il la prochaine victime d’une civilisation qui se saborde elle-même en nous prenant tous en otage ? Il fallait que je revienne pour vous raconter tout ça. Pourtant, j’aimerais garder la tête dans les étoiles, et en récupérer une pour en ajouter une sixième dans mon appréciation. Sidéré je fus. Si des rais de lumière pouvaient pénétrer à travers l’âme humaine...

Ce livre m'a tout à la fois bouleversée, éveillée et apaisée. C'est un cocktail de vie et d'amour qui se dégage de cette histoire douce-amère. On y découvre Robin, un petit garçon pas comme les autres qui a perdu sa maman trop jeune et qui peine à gérer ses émotions. Il peut compter sur un papa investi, quoique parfois débordé, et prêt à tout tenter pour atténuer ses crises. Surtout à admettre sa différence, à faire passer son fils avant le reste, à s'engager sur les sujets qui le touchent. Un amour inspirant, plein de respect, de patience et d'écoute. Cette histoire est aussi un vibrant hommage à la vie, dans toute sa complexité, sa multiplicité et ce qu'on peut en imaginer sur d'autres planètes. Ce texte souligne à la fois notre insignifiance et notre pouvoir dévastateur, tout en s'attardant plus sur les émotions que sur les faits. Un tsunami d'émotions qui a trouvé le chemin de mon cœur. J'avais déjà beaucoup aimé L'Arbre-monde, dans lequel l'auteur nous emmenait au côté de la nature pour mieux la défendre, en égal. Dans Sidérations, c'est l'ensemble du règne animal qui est défendu corps et âme par Robin. Un récit conscient sans jamais être anxiogène (sauf peut-être pour certains parents), mais qui nous confronte à la vérité. Une lecture indispensable pour moi, à la fois coup de poing et coup de cœur. Un plaisir rare dans ma vie de lectrice qui marquera mon année 2024.

Un livre qui peut nous permettre de se rapprocher de l'univers qui nous entoure, dont nous faisons partie. Un livre qui peut nous permettre d'évoluer au même rythme que ces personnages.

Très bon livre, magnifiquement écrit. L'auteur nous évoque la difficulté de la recherche fondamentale (entre l'infini et l'IA) croisée avec les difficultés d'une famille mono-parental à gérer un enfant "différent". Le tout sur un constat amer sur notre impact environnemental. Original, pas gai, mais avec beaucoup d'humour et d'émotions. Coup de cœur !