L'oeil le plus bleu : Le livre de Toni Morrison

À Lorrain, dans l’Ohio, trois petites filles noires grandissent. L’une d’elles, laide, rêve d’avoir les yeux bleus, quand sa petite voisine n’a que haine pour les poupées blondes. Dans ces années 40 où la ségrégation bat son plein, il arrive souvent que la violence des blancs ne soit pas punie, pas même regrettée ou remarquée. Mais c’est la violence intra familiale qui est la plus présente dans ce premier roman de la grande Toni Morrison, celle des garçons, des hommes, des pères. Avec son style unique, elle se met à la place de l’une des filles pour raconter la dureté, l’absence d’amour et d’empathie qui sévit alors. C’est comme si toute cette violence était normale. Un grand choc, cette relecture vingt ans après la première.

L’œil le plus bleu de Toni Morrison Lorain, Ohio, après la dépression de 1929. La maison est »vieille, froide et verte », c’est là que vivent Celia et sa sœur Frieda, neuf et dix ans, elles sont noires. A l’automne leur mère a pris un locataire, Monsieur Henry qui a quitté le logement de Della Jones »trop gâteuse ». Cinq dollars »ça va bien aider ». Leur père était content. A la même période, une petite fille vint partager leur lit, elle avait été placée par le comté, sa maison avait brûlé, elle s’appelait Pecola. Leur mère aime se plaindre, les filles ont l’habitude, quand elle a fini, elle chante d’une voix douce »les moments difficiles, les moments pénibles ». Pecola a ses premières règles et les premières questions, Frieda sait qu’elle peut avoir des enfants désormais, mais elle ne sait pas comment. Pecola est noire, laide tout comme son frère Sammy, son père Cholly, ivrogne patenté, et sa mère mrs Breedlove, on ne l’appelait jamais par son prénom. Pecola n’en peut plus de ce père et de cette mère dont les bagarres verbales et physiques rythment son quotidien, elle n’en peut plus d’être laide et prie pour avoir d’autres yeux, des yeux bleus. Découpé en quatre chapitres, quatre saisons, Morrison raconte l’histoire de Pecola, on est dans sa tête, ou bien c’est Célia qui raconte ou quelqu’un d’autre, elle multiplie les perspectives notamment avec les prostituées qui vivent au dessus de chez les Breedlove. C’est une lecture éprouvante, de par le thème, le racisme ordinaire, le manque d’amour familial, les rudes conditions de vie, le viol, mais également de par la construction non linéaire du roman et les changements permanents de narrateurs. C’est le premier roman écrit par Toni Morrison.

« L’œil le plus bleu », premier roman de Toni Morrison, explore les mécanismes de l'oppression raciale et la complexité des rapports familiaux dans le contexte de l'Amérique ségrégationniste des années 1940. L’intrigue se déroule à l’intérieur d’une petite communauté noire mais dont le centre de gravité est la tragédie intime de Pecola Breedlove, une jeune fille noire qui rêve désespérément d’obtenir les yeux bleus. Convaincue de sa laideur, elle cherche dans ces yeux bleus une porte vers un autre monde, un monde où l’amour et la reconnaissance ne sont pas des privilèges réservés aux Blancs. À travers les voix et les perspectives de plusieurs personnages, Morrison éclaire les blessures d'une communauté noire qui lutte pour trouver sa place dans une société qui la nie. Le récit, fait de flashbacks et de souvenirs fragmentés, défile du passé au présent, ce qui permet de dévoiler peu à peu les causes profondes de la souffrance de Pecola et des autres membres de la communauté. Chaque saison devient alors un espace de réminiscence et d'introspection, où l’histoire personnelle des personnages se déploie lentement, révélant couches par couches les sources d’un passé douloureux. Pecola grandit dans une famille dévastée par la violence, dirigée par un père abusif, Cholly, et une mère distante, Pauline, dont les relations avec leur fille sont marquées par la négligence et l'absence d'amour. Cholly, lui-même victime de violences et d’humiliations dans son enfance, est incapable de transcender ces souffrances et répète les schémas destructeurs qu'il a vécus, notamment à travers son abus sur Pecola. Pauline, quant à elle, bien que moins explicitement violente, est consumée par l’aspiration à des idéaux de beauté imposés par la société blanche, ce qui la pousse à négliger son rôle de mère et à se détourner de sa propre identité. En creusant les racines familiales et les traumatismes qui marquent ses parents, Morrison dévoile le cycle de violence et d'auto-dévalorisation qui se perpétue de génération en génération. Une « haine de soi si bien apprise, un désespoir minutieusement mis au point, pour en faire un paquet de violence et de mépris qui brûlait depuis toujours au plus profond de leur esprit ». Ce processus de conditionnement révèle les signes d’une sujétion à l’idéologie normative, où l’identité raciale, loin d’être un facteur d’unité, devient un terrain de division au sein même des communautés concernées. Le roman tisse avec une acuité redoutable les intersections de l’oppression raciale, de classe et de genre, créant un réseau de souffrances et d’aliénation qui piège les protagonistes dans un enchevêtrement d’injustices sociales et personnelles. « L’œil le plus bleu » est ainsi une réflexion poignante sur les ravages du racisme et la quête d’identité dans un monde où l’acceptation semble hors de portée, un monde où le regard de l'Autre, tel un prisme déformant, nous rend étrangers à nous-mêmes. Pour Pecola, ce vide bleu – « le vide bleu … qui remplissait les vallées de son esprit » – devient le symbole d'une quête désespérée d'appartenance et de beauté, une aspiration à un idéal inatteignable qui finira par solder son anéantissement.

Publié en 1970, ce roman marquant, qui est aussi le premier de cette immense artiste, nous plonge dans un monde où la couleur, la race et les normes sociales s'entremêlent de manière poignante et inoubliable. Au cœur de cette œuvre se trouve Pecola Breedlove, une jeune fille afro-américaine dont le désir brûlant d'avoir des yeux bleus symbolise un profond besoin d'acceptation et de reconnaissance dans une société qui valorise la blancheur. L'autrice nous entraîne avec brio dans les méandres de ses pensées et de ses expériences, nous faisant ressentir la douleur et l'aspiration de Pecola comme si elles étaient les nôtres. L'exemple le plus frappant est la réaction de sa mère lorsqu'elle fait tomber le gâteau aux myrtilles ... À travers elle, nous découvrons une critique acerbe des standards de beauté imposés par une société raciste, ce qui rend l'histoire non seulement personnelle mais universelle. L'autrice nous ouvre également les portes sur la vie de ceux qui l'entourent, révélant ainsi les dynamiques familiales et communautaires complexes. Chacun des personnages, qu'ils soient attachés ou antagonistes, apporte une couche de richesse et de nuance à la narration. Prenons l'exemple de Claudia et son rejet viscéral des poupées blondes aux yeux bleus. En mettant en lumière la violence du racisme et les conséquences désastreuses du dénigrement de soi, Toni Morrison dénonce les mécanismes de la société américaine des années 40, qui conditionnaient la perception de soi et des autres. Le style d'écriture de l'autrice est à la fois poétique et brutal, créant une atmosphère où chaque mot incite le lecteur à visualiser les luttes et les rêves des personnages. "L'œil le plus bleu" est bien plus qu'une simple histoire ; c'est un cri puissant contre l’injustice et une célébration bouleversante de la beauté intérieure. L'autrice réussit à allier une critique sociale profonde de sa petite ville natale de Lorain, Ohio, à une écriture empreinte de tendresse et de compassion. À sa manière unique, elle met en avant la complexité des émotions humaines, et nous rappelle que la quête d'identité et d'appartenance reste au cœur de nos existences. Embarquez dans cette aventure littéraire, et laissez-vous envoûter par la magie des mots de Toni Morrison!