Interview
"L'île des oubliés" : "Pour faire une bonne adaptation, il faut rentrer dans l'ADN de l'œuvre"
Publié le 18/08/2021 , par Philéas
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Saga inoubliable et bouleversante signée Victoria Hislop, L’Île des oubliés met l’accent sur une page de l’Histoire méconnue. On se laisse emporter au large de la Crète, sur l'île de Spinalonga, également appelée l’île des lépreux... Découvrez les coulisses de l’adaptation en bande dessinée du roman aux 2 millions de lecteurs.
Roger Seiter, le scénariste de L’île des oubliés et l'illustrateur Fred Vervisch décrivent le processus d'adaptation du roman.
Connaissiez-vous déjà le roman de Victoria Hislop avant de travailler sur son adaptation ?
Roger Seiter : Je dois bien avouer que non. Quand Elisabeth Haroche (l'éditrice, ndlr) m’a parlé du projet, j’ai tout simplement acheté le roman pour le lire. L’adaptation de romans est un exercice que j’aime bien. J’en ai fait beaucoup, notamment chez Casterman ou Flammarion (Edgar Allan Poe, Wilkie Collins, Chesbro, Sjöwall et Wahlöö, etc.), mais je n’adapte que des œuvres qui m’intéressent, qui me parlent. Il faut qu’il se passe quelque chose à la première lecture. Si ce n’est pas le cas, je renonce au projet. Je suis persuadé qu’on ne peut adapter qu’une œuvre qui nous touche et qu’on apprécie.
En ce qui concerne L’île des oubliés, je suis immédiatement entré dans l’univers proposé par Victoria Hislop. J’ai trouvé le roman captivant et je l’ai dévoré d’une traite. Le roman fait plus de cinq cents pages et le challenge proposé était de l’adapter en cent vingt planches BD. J’aime bien les challenges. Surtout qu’il s’agit d’un roman plutôt intimiste et peu dialogué. Bref, tout ce qui est compliqué à transposer en bande dessinée.
Fred Vervisch : Pour ma part, j’ai découvert le roman, et Victoria Hislop, lorsque Roger m’a proposé d’en faire l’adaptation avec lui. J’ai tout de suite été ému et touché par le roman, les personnages, la sensibilité et la subtilité du récit.
L’île des oubliés est un best-seller qui a conquis plus de 2 millions de lecteurs. Cela a-t-il eu un impact sur votre façon d’appréhender son adaptation ?
R. S. : À vrai dire, pas vraiment. Ce n’est pas le genre de question que je me pose quand je commence un travail d’adaptation. Un roman est une chose. Une bande dessinée en est une autre. De toute manière, pour faire une bonne adaptation, il faut rentrer dans l’ADN de l’œuvre. Il faut la lire plusieurs fois, la décortiquer, la mettre à nue. Si on veut faire ça en toute sérénité, il vaut mieux ne peut pas se poser de telles questions. Cela influencerait le travail et ce n’est pas souhaitable. Et puis, Poe, Wilkie Collins ou Sjöwall et Wahlöö ont eux aussi eu des millions de lecteurs.
F. V. :Une adaptation quelle qu’elle soit pour moi, en BD, au cinéma ou autre, est forcément un point de vue "subjectif" donc une vue personnelle, car chacun voit et imagine ce qu’il veut à travers un roman, un dessinateur et un scénariste en travaillant sur une adaptation ne peuvent donner que leur propre vision des choses. Si on se met à penser au succès qu’a eu le roman en faisant des dessins, on risque de se bloquer, et pour ma part, quand je travaille sur un album, j’essaie de donner le meilleur de moi-même, tout en sachant quel le succès n’est pas une donnée que je peux maitriser, alors, autant s’amuser.
Quels ont été les plus gros challenges lors de la création de cette bande dessinée ?
R. S. : Le tout premier challenge a été de trouver le bon dessinateur. Le roman met en scène de magnifiques personnages féminins. Victoria Hislop décrit Eleni, Anna, Maria ou même Fotini comme de très belles femmes. Il fallait donc une dessinatrice ou un dessinateur habile à rendre la beauté féminine en évitant la vulgarité. Il y a également une certaine élégance dans le roman. Il fallait donc aussi quelqu’un qui propose un dessin élégant. Avec Elisabeth Haroche, nous avons d’abord cherché une dessinatrice, mais sans succès. Je connaissais déjà le travail graphique de Fred et je lui ai proposé le projet qu’il a accepté après avoir lui aussi lu le roman avec plaisir.
Le second challenge était d’adapter en 120 planches de six ou sept cases un roman de 570 pages. D’autant que le roman est très peu dialogué. Dans le roman, le lecteur partage très souvent les pensées et l’intimité des protagonistes. Le roman est très dense, mais ne comporte pratiquement aucune scène d’action. Ce genre de texte est très difficile à adapter en bande-dessinée. D’autant que la consigne de l’éditeur était de mettre le moins de récitatifs possible. Il a donc fallu faire beaucoup de coupes dans le texte et créer pratiquement l’ensemble des échanges dialogués. Très peu de dialogues de la BD viennent du roman. Il s’agit pratiquement d’une réécriture complète pour adapter le récit à une narration bd. Tout cela bien sûr en respectant le plus possible l’histoire. …
F. V. : Le challenge était pour moi de rendre les ambiances de la Crète, car je n’y ai jamais mis les pieds… merci Google images !
Avez-vous été en contact avec Victoria Hislop ou avez-vous préféré vous détacher de son regard ?
R. S. : Non et je pense que le contact direct n’est pas souhaitable en cas d’adaptation. Par contre, on trouve sur le net pas mal d’interviews de VictoriavHislop. Elle y parle dans un français parfait de ses romans et notamment de L’île des oubliés. Ces interviews ont été très instructives, car elle y explique clairement ses intentions d’autrice. Ce qu’elle dit de son roman et de ses personnages correspondait exactement à mon ressenti à la lecture. Je savais donc que nous étions sur la même longueur d’onde. Que ce roman était avant tout un récit présentant les destins croisés sur trois, voire quatre générations de femmes absolument remarquables. C’est ainsi que j’ai conçu mon adaptation.
Je sais qu’elle a pris connaissance des découpages et des dialogues en cours de réalisation et qu’elle les a validés. La fin du roman posait également problème car elle est constituée de nombreuses rencontres et échanges entre les personnages. Elle comprend beaucoup de scènes de discussions dans des restaurants ou des bars. En bande dessinée, ce n’est pas vraiment possible car cela ferait des scènes très statiques et passablement ennuyeuses. J’ai donc proposé de modifier la fin dans la forme (le fond reste le même), ce qui n’a pas posé de problème.
F. V. : Le seul retour que j’ai eu de Victoria Hislop, c’était par personnes interposées , j’ai su qu’elle avait apprécié les premières pages, et cela m’a donné beaucoup de souffle et d’énergie pour la suite.
Quelles sensations aimeriez-vous procurer chez les lecteurs avec cette bande dessinée ?
R. S. : Ce qui est vraiment intéressant dans L’île des oubliés, ce sont les personnages féminins. Les personnages masculins sont au mieux insignifiants et au pire d’une lâcheté invraisemblable. Toute l’histoire est portée par de magnifiques personnages féminins. Eleni, Maria, Anna, Sophia, Alexis et Fotini sont des femmes formidables. Elles portent leurs familles et leurs communautés à bout de bras. Avec un courage et une ténacité qui forcent l’admiration. J’ai vraiment veillé à respecter ces éléments dans l’adaptation.
Mais il y a un autre personnage dans le récit. Et ce personnage, c’est la Crète. Une île magnifique, mais où la vie n’est pas toujours facile. Victoria Hislop y a séjourné pour écrire L'île des oubliés et d’autres romans. On sent qu’elle est tombée amoureuse de cette terre écrasée de soleil. L’histoire de la Crète est compliquée. L’île a souvent été occupée et martyrisée (par les Byzantins, les Vénitiens, les Turcs…) et les Crétois sont un peuple fier. Dans la première partie du roman, ce sont les Allemands qui occupent l’île. C’est là un élément important pour comprendre la mentalité et la société crétoise. En tant qu’historien, j’y suis sensible et j’ai également essayé de garder cet aspect du roman dans mon adaptation. Les lecteurs me diront si j’y suis parvenu.
F. V. : J’espère que les lecteurs seront touchés par les personnages, on passe par plusieurs émotions et c’est un voyage profondément humaniste de mon point de vue.