Interview
5 questions à Bérengère Baucher, éditrice du Dictionnaire Historique de la langue française
Publié le 15/12/2022 , par Lisez
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Bérengère Baucher est lexicographe et directrice éditoriale aux éditions Le Robert. Elle entre dans la maison il y a dix ans et rencontre celui qui va la former : Alain Rey. Après avoir dirigé le petit Robert des noms propres, elle monte un département « hors dictionnaire ». Elle nous parle de cet ouvrage unique : le Dictionnaire historique de la langue française, avec ses 95 000 mots, expressions et locutions.
Le dictionnaire historique de la langue française n’a-t-il pas d’équivalent dans d’autres pays ?
Non ! Mais il n’y a pas d’Alain Rey dans d’autres pays ! En 1992, quand il a publié la première édition de cet ouvrage, il allait remplir un espace manquant dans le champ des dictionnaires en France et dans le monde, un projet tout à fait original. Sa parution a d’ailleurs vexé les spécialistes étrangers qui n’avaient pas eu cette idée ! Alain avait un credo, un cheval de bataille : écrire l’histoire de la langue pour raconter l’Histoire tout court. Un dédale de mots qui traverserait la culture, la mentalité collective, la conception du monde des différentes communautés. Et cette fenêtre ouverte sur l’histoire de la langue, c’est lui qui l’incarnait. Même s’il aimait toujours préciser que ce projet était collectif, qu’il n’aurait pas pu voir le jour sans un aréopage de spécialistes. Tous ont œuvré avec lui pour remonter le cours des mots de la langue française, retrouver des étymologies issues de racines indo-européennes… Mais il aurait été capable de l’écrire tout seul ! Avec beaucoup plus de temps bien sûr. Avec lui, rien d’impossible !
Les mots et expressions populaires, modernes, techniques étaient-ils pour Alain Rey aussi importants que les expressions plus classiques ?
Cet ouvrage s’inscrit dans une continuité. Alain Rey a commencé avec le grand Robert puis le petit Robert, avec toujours ce même désir : celui de raconter la langue dans tous ses états… au grand dam de certains ! Maurice Druon, par exemple, a tout de même déclaré qu’il ramassait les mots dans le caniveau ! Oui, Alain s’intéressait aux argots, au parler populaire, aux mots de la rue, de la technologie, aux injures, tout ce vocabulaire qui n’avait pas droit de cité, était banni des dictionnaires parce qu’il ne reflétait pas le bon usage. Il y a comme un schisme entre un dictionnaire classique et le sien qui n’est pas là pour dire comment il faut parler mais pour analyser la manière dont on parle. Il disait toujours : « le dictionnaire n’est pas un conservatoire de la langue française mais un observatoire ». Son modèle était Antoine Furetière, le célèbre lexicographe du XVIIe siècle, et sa grande liberté de ton. Dans son dictionnaire, il explore une matière infinie et parvient à transmettre un savoir exigeant à la portée du plus grand nombre. C’était ça la volonté d’Alain, servir les lecteurs à la manière d’un Antoine Furetière.
N’y a-t-il pas un aspect ludique autant qu’informatif dans ce dictionnaire ?
Il faut garder une âme d’enfant face au langage et face aux mots, être en capacité de s’émerveiller devant la nouveauté, devant le mystère d’un sens qu’on arrive enfin à percer et qu’on prenait pour un hasard de l’histoire. Des mots ont l’air de se ressembler et puis, soudain, on apprend qu’ils sont de la même famille, quel effet de surprise ! Il faut pouvoir jouer avec la langue et se rappeler qu’elle ressemble à un immense Légo : les mots se forment, se reforment et se déforment. Jouer avec eux, c’est rendre hommage à la langue française, à sa vitalité, ses changements, ses flux incessants.
Alain Rey n’a pas pu voir le livre fini, ce doit être une grande émotion pour vous et votre équipe ?
Ce dictionnaire est l’ouvrage d’une vie, il y a travaillé jusqu’à son dernier souffle, c’est évidemment une énorme émotion et nous voulions qu’il en soit fier. C’est son ultime ouvrage, et « ultime » signifie « qui se trouve tout à fait au-delà de quelque chose », d’après notre dictionnaire. Alain Rey a su repousser le plus loin possible les limites de la connaissance en matière de langue et de mots.
Est-ce vraiment la toute dernière édition ?
Plus qu’un dictionnaire, c’est un livre d’auteur, il a l’empreinte d’Alain Rey. C’est alors difficile d’envisager, en tous les cas maintenant, une reprise. Mais je n’imagine pas que dans 15, 20 ans, il ne soit pas mis à jour même si je n’ai aucune idée de qui pourrait s’y atteler. Ce que je vois, c’est que cet ouvrage remporte un succès immense. C’était pourtant un pari éditorial complètement fou, si audacieux. Mais il faut se rendre à l’évidence : le Dictionnaire historique de la langue française rend heureux.